« MOURIR SANS SÉPULTURE »

Point central de la douleur des familles de déportés

Le mercredi 10 janvier 2024, devant la caméra de Valérie Hubert-Cassant, journaliste indépendante, Boris Cyrulnik pose les pavés Stolpersteine pour ses parents, rue de la Rousselle à Bordeaux. Il évoque le fait de pouvoir enfin donner une sépulture à ses parents. J’ai eu l’idée de comparer les propos tenus par certains acteurs sur ce même sujet crucial, je dirai même central de la douleur des familles de déportés. Lors de ma conférence à Science Po Bordeaux, le 14 mars 2024, orienté par les questions des enseignantes, je me suis rendu compte de deux éléments essentiels dont je parlais jusque-là, mais sans en mesurer la portée réelle :

  • Le fait qu’à aucun moment, en France, les soldats allemands n’ont participé aux arrestations des Juifs, je le savais pour Bordeaux, mais j’en ai eu la confirmation pour la France.
  • Et, que ma mémoire en jachère, individuelle et familiale est en fait le reflet de la mémoire collective.

Pierre Hurmic, Maire de Bordeaux et Boris Cyrulnik

Enterrer ses morts

Enterrer ses morts est un marqueur d'humanité dans l’histoire du genre Homo, les sépultures arrivent bien avant la   sédentarisation des groupes humains. Les premières sépultures datent d’au moins 100 000 ans.

Voilà ce que dit Boris Cyrulnik, j’ai repris mot à mot l’enregistrement, il est évident que l’émotion joue un rôle : « Bordeaux. Monsieur le Maire, vous, c’est la première fois que mes parents ont une sépulture, parce qu’ils sont morts sans sépulture, c’est-à-dire qu’il n’y a pas une seule culture sans rituel du deuil, pas une seule, même, les cultures les plus primitives font un rituel du deuil pour reconnaître la mort de ceux qu’ils ont aimé, or, moi j’ai été obligé d’ignorer la mort de mes parents, je ne savais pas où ils étaient morts, je ne sais pas comment ils sont morts, et ça c’est source de honte, et c’est source de culpabilité, mais grâce à Bordeaux, grâce à vous Monsieur le Maire, grâce à vous qui participez enfin au rituel du deuil, à l’enterrement de mes parents, c’est la reconnaissance qu’ils ont été vivants, ils sont là, ils ont vécu, là, donc vous pensez bien que pour moi, c’est un sentiment de gratitude immense pour vous tous, pour le maire et pour la ville de Bordeaux. »

José Braga au collège d’Escalquens

Une précision de José Braga, Professeur des universités.

Contrairement à ce que dit Boris Cyrulnik, les "cultures primitives" ; ça n'existe pas

Toutes les sociétés humaines contemporaines, subcontemporaines ou connues seulement par l'archéologie, adoptent, ou ont adopté des rites funéraires. Ces rites sont très divers dans les rapports entretenus avec les défunts qu'il faut accompagner dans un 'au-delà' (sépultures primaires, secondaires ou autres). Dès la Préhistoire la plus ancienne, les défunts occupent une place à part dans les sociétés, du moins celles qui nous ont laissé suffisamment de traces. Les premiers Sapiens dits 'modernes' inhumaient leurs défunts il y a environ 100 000 ans (par exemple à Qafzeh en Israël) ; Néandertal aussi sans aucun doute, au moins dans certains groupes (par exemple à Shanidar, en Irak). Bien avant ces derniers, par exemple à Atapuerca il y a 450 000 ans (Sima de los Huesos), des indices de traitement des défunts sont visibles.

Un entretien entre le Rabbin Yeshaya Dalsace

03 avril 2022 – Un entretien entre le Rabbin Yeshaya Dalsace et Jean-Marie Matisson Dans le cadre des dimanches de DorVador.

On parle des témoignages au cours du procès de Maurice Matisson et de Michel Slitinsky : « Je crois que pour eux, pour mon père, pour Michel Slitinsky, c’était une façon de revivre, d’enterrer nos morts. Pour eux, évoquer la famille, la mort de ma famille, cela permettait de faire le deuil qu’on n’avait pas pu faire depuis 42. »

Jean-Marie Matisson

Le Rabbin Yeshaya Dalsace : « vous dites dans votre témoignage il y a une difficulté à soulever cette chappe de silence, nous avons notre mémoire en jachère, je trouve personnellement cette expression très forte, nous avons notre mémoire en jachère, il y a une difficulté à vivre avec ce passé, un mal être (…) J’ai deux de mes frères qui sont morts jeunes et je suis convaincu que pour l’un d’entre eux, il est mort de ce mal de vivre. Il n’est pas facile de porter le deuil des gens de notre famille qui n’ont pas été enterrés, pour lesquels, il n’y a pas eu de corps à mettre en terre, j’ai enterré mes deux frères et je les ai connus et pourtant, il m’est beaucoup plus difficile de parler de ces morts que je n’ai pas connus. Nous sommes hantés par les fantômes de nos morts. Jackie a dit qu’il était comme une vieille valise abandonnée. (…) Il y a le fol espoir d’Eliane, qui quand on sonne chez elle, croit toujours que ce sont ses parents qui rentrent des camps »

Extrait de mon témoignage pendant le procès Papon en décembre 1997

« Je n’ai que quarante-quatre ans, c’est à dire à peu près le même âge que les jurés, je n’ai pas connu les faits et je voudrais témoigner de la difficulté des enfants de la deuxième génération. Quand on a entendu les témoignages des survivants, on voit combien la douleur est forte, la difficulté de connaître les faits est vécue par les enfants de la deuxième génération, il y a une chape de silence qui pèse sur nos morts. Nous avons hérité de cette difficulté de vivre, de ce mal-être. Nous aussi, nous sommes hantés par les fantômes de nos morts. Ici, à Bordeaux, nous avons été victimes de l’administration de Vichy. Ma famille a perdu huit de ses membres, soit plus de la moitié des nôtres, notre famille a été pulvérisée. Mais on ne parlait jamais de nos morts. Je me souviens de ces dimanches en famille, je suis né dans une famille de résistants, ma mère et ses frères étaient résistants. Quand on se retrouvait en famille, le dimanche, avec mes grands-parents et avec Esther, on évoquait souvent les faits de résistance des uns et des autres, mais on ne parlait jamais des morts dans les camps. Il y a une chape de silence, qui pèse depuis cinquante-cinq ans du poids du chagrin et de la douleur et qui est trop difficile à soulever. Je n’arrive qu’à peine aujourd’hui, à reconstruire l’arbre généalogique de ma famille »

Plaidoirie de Gérard Boulanger

« Le crime contre l’Humanité est constitué dès que le premier homme a été tué parce qu’il est né ! » [Lundi 9 mars 1998 – 81ème audience – 9h45 – 11h25]

La dignité a été du côté des parties civiles, du côté des victimes. J’ai noté quelques paroles prononcées par quelques-uns d’entre eux. Des paroles qui m’ont bouleversé. » Gérard visiblement très fatigué, est très ému, sa voix, d’habitude si forte s’étreint, vibre. Il parle de nos morts comme si c’étaient les siens. Il se les approprie.

Jackie Alisvaks a dit : « C’est un cancer de notre mémoire, un mal qu’on sent et qu’on ne voit pas.

Jean-Marie Matisson, enfant de la deuxième génération, a dit : « La douleur n’est pas éteinte car nos morts n’ont pas été enterrés. Vous allez donner un cercueil symbolique à nos morts. »

Léon Zyguel a dit : « J’ai la haine dans mon cœur, elle me fait souffrir, ceux qui me l’ont donnée, eux, n’en souffrent pas. »

Éliane Dommange a dit : « Ce n’est pas seulement la vie de mes parents qu’il a pris, c’est aussi une partie de ma vie. »

Thérèse Stopnicki a dit : « On ne peut pas toujours vivre dans un cimetière. Le seul crime de mes sœurs était d’être nées dans un berceau juif. »

Juliette Benzazon a dit : « On nous a rendus à l’état de bête. »

René Panaras a dit : « Je suis encore étouffé par l’émotion quand je pense à cette période. »

Marie Mouyal Etcheberry a dit : « A Auschwitz, seul le ciel est leur cimetière. »

René Jacob a dit : « Vous m’avez esquinté ma vie. »

Moïse Schinazi a dit : « C’est honteux ce que vous avez fait, Maurice Papon. »

Eh oui, il n’y a que cela à dire : « C’est honteux ! » Et nous espérons beaucoup de l’arrêt que vous serez amenés à prendre. Il n’est pas de la responsabilité des avocats des parties civiles de demander une peine. La peine est une sanction sociale dont la demande appartient au Ministère public. Les parties civiles n’ont donc pas à vous demander une peine. Mais j’aimerais que, dans votre délibéré, lorsque vous prendrez la décision de condamnation, inéluctable, vous pensiez que si nous représentons 72 personnes disparues, il y en a eu 1597 déportées. Et que vous vous souveniez de ces mots d’Hertz Librach : « Notre peine, à nous, elle est perpétuelle. »

Joé Nordmann

Plaidoirie de Joë Nordmann

« Si Papon échappait à notre justice, cela signifierait-il pour eux que tout ce qu’a fait Papon est permis et peut recommencer ? » (En fait sa dernière plaidoirie à l’âge de 88 ans), le 10 mars 1998 – 83ème audience

« La singularité de la Shoah n’en reste pas moins certaine. Les parties civiles, représentant l’immense foule des victimes, présentes dans la salle pendant toute la durée des débats, sont venues à la Barre dire leur deuil et leur attente d’une réparation judiciaire. Comment oublier ces paroles venues aux lèvres d’un homme mûr à qui manquera toujours la chaleur du corps de sa mère, la douceur de ses caresses ou la parole de celle que poursuivra toute sa vie le dernier regard reçu de la sienne et celle de tous ceux que laisse inconsolables le souvenir des leurs restés sans sépulture. »

Croquis de Ravensbrück de Violette Rougier-Lecoq

La mémoire en jachère

Encore des faits, intangibles, incontournables :

  • Quand Hitler envahit la France, Mussolini lui fait part de son étonnement : « pourquoi ne pas occuper la France et se débarrasser de Pétain ? » « Mais c’est plus simple de laisser la France faire le sale boulot ! ».
  • Les rafles de Juifs en France ont été organisées et exécutées par la police française.
  • 1942 – année noire : 45 convois de 1000 Juifs en moyenne, cela représente 45 000 déportés sur un total de 78 000 soit plus de la moitié des déportés de France.
  • En 1945, lors du premier onze novembre, il y a quinze cercueils symboliques pour honorer la mémoire des combattants et des disparus, il n’y en a aucun pour les déportés juifs, même si le corps de Renée Levy, petite-fille de rabbin est dans un des cercueils, c’est en tant que résistante qu’elle figure parmi les quinze cercueils.

Jusque dans les années 1980, pour la mémoire collective, aidée en cela par De Gaulle qui déclare que Vichy n’était pas la France, seuls les nazis sont coupables du crime contre l’humanité, c’est toujours la théorie des Klarsfeld au procès : « Les nazis sont l’auteur principal et Vichy est juste complice ».

En 1983, soit deux ans après notre dépôt de plainte pour crime contre l’humanité, les éditions Dargaud publient l’histoire de Bordeaux en bande dessinée et sur la page qui évoque les rafles que voit-on ? Deux camions allemands dans lesquels sont entassés des Juifs et qui sont accompagnés par des soldats allemands, dans le même élan, ils annoncent un nombre de déportés de 1061 quand on en a recensé 1597, la publication est pourtant supervisée par d’éminents universitaires. En 2024, quand Boris Cyrulnik évoque son séjour dans la synagogue – il s’y trouve pour en parler et accompagne du geste ses propos – il dit se rappeler très bien que la synagogue était divisée en deux et que des soldats allemands gardaient les Juifs internés, il omet de parler de la police française pourtant bien présente. Autant on peut excuser la mémoire d’un enfant de 6 ans, autant la faute d’historiens de renom est inadmissible.

Jusque dans les années soixante, il y a un nombre incalculable de cartes de résistants qui sont délivrées. Mon parrain, un ancien F.F.L. (Forces Françaises Libres), me dira au vu du numéro de la carte obtenue par Papon que si il y avait eu autant de résistants que de cartes délivrées, il n’y aurait jamais eu un seul allemand en France, d’autant que beaucoup d’authentiques résistants ont refusé de demander une carte, n’ayant agi que par devoir comme ce fut le cas pour ma mère.

La plupart des monuments mémoriels en France avant les années 80 ne parlent que de « victimes de la barbarie nazie », ce n’est que très récemment qu’on ajoute et du « régime pétainiste » ou et « du gouvernement de Vichy ». Une plaque posée en 2010 à Bouloc en Haute-Garonne précise qu’ « une famille juive fut arrêtée le 26 Aout 1942 sur ordre du gouvernement de Vichy. »

Quand donc, lors de ma déposition j’évoque la chappe de silence qui pèse sur notre mémoire, j’ignore qu’en fait, elle touche aussi la mémoire collective de la France. La France blessée, la France meurtrie souffre aussi d’avoir sa mémoire en jachère. Mon combat de résistance contre l’oubli ne concerne pas que ma famille, il concerne aussi l’honneur de la République.

Jean-Marie Matisson

Membre de la LICRA

Membre d’Unité Laïque

Première partie civile au procès Papon

Esther : victime de l’indicible.: Il n’y a pas d’au-delà à la ShoahFormat e-book

Procès Papon : Quand la République juge Vichy – éditions La Lauze